L’UE ET LE MONDE GREC FACE A L’EXPANSIONNISME GÉOPOLITIQUE NÉO-OTTOMAN

Le 16 mai 2018, par Alexandre DEL VALLE, géopolitologue, essayiste, professeur de relations internationales

Introduction par Antonia BLEY, présidente du Pôle Européen

Nous avons remarqué deux articles de M. Del Valle très documentés consacrés à la situation alarmante en mer Égée, relatant des incidents journaliers de plus en plus nombreux et graves entre la Turquie et la Grèce, mais aussi le blocage par la Turquie du bateau de forage affrété par la compagnie italienne ENI parti exploiter les richesses énergétiques des eaux chypriotes, faits dont on n’entend pas parler par ailleurs.

Il est question également des prétentions de la Turquie sur le territoire de la Grèce, de Chypre, avec le projet de remettre en cause le traité de Lausanne de 1923 fixant les frontières actuelles de la Turquie avec les pays voisins, européens, mais aussi Irak et Syrie.

Cela ne peut qu’interpeller et inquiéter les européens sachant que le traité de Lausanne de 1923 marque l’avènement de la République turque sur le territoire de l’Asie Mineure, territoire turquisé par les génocides des populations autochtones chrétiennes, grecques, arméniennes, syriaques, et assyro-chaldéennes présentes depuis l’Antiquité alors que les Turcs sont arrivés les derniers. C’est la terre de naissance de la pensée et de la philosophie grecques et je ne citerai que 2 noms : Homère de Smyrne et Thalès de Milet.

Cette terre est aussi le berceau du christianisme et c’est encore des Grecs de Smyrne qui ont introduit le christianisme en Gaule à Lugdunum conférant à l’archevêque de Lyon sa prééminence de primat des Gaules. La première mosaïque du mur droit de la Basilique de Fourvière garde vivante la mémoire de cet évènement.

Les massacres des populations autochtones de l’Asie Mineure ont eu lieu il y a un siècle, entre 1895 et 1922 et déjà le nom d’Alep a acquis une funeste renommée dans le martyr du peuple arménien. L’histoire se répète car ceux que l’on appelle aujourd’hui les chrétiens d’Orient sont souvent les descendants des rescapés de ces massacres de Turquie, partis se réfugier en Syrie ou Irak.

On ne peut donc que s’étonner qu’aujourd’hui la Turquie veuille remettre en cause unilatéralement ce traité de Lausanne de 1923 très favorable pour elle puisqu’il a annulé le précédent traité de Sèvres de 1920 qui accordait la région de Smyrne à la Grèce, créait un état arménien entre Van et Trébizonde et postulait la création d’un état Kurde, la Turquie étant réduite à la région d’Ankara à la mer Noire.

Par ailleurs, nous ne pouvons que nous interroger sur cette volonté d’expansionnisme de la Turquie sur le territoire européen, alors qu’elle est candidate à l’Union européenne depuis 1999.

Candidate à cette union, la Turquie n’en reconnaît pas un des pays membres, Chypre, et continue d’en occuper illégalement un tiers du territoire avec une armée de plus de 40 000 hommes, territoire devenu européen avec l’adhésion de Chypre à l’UE en 2004.

Mais par contre au titre de sa candidature, la Turquie reçoit des fonds européens. Elle a déjà reçu 7 mds et attend encore 6 mds dans les 3 ans, 3 mds au titre de la pré-adhésion et 3 mds pour la gestion des réfugiés dont 1 md a déjà été débloqué.

La participation de la France dans ce programme de pré-adhésion a été de 1 md.

Entre 2007 et 2013, la Turquie a reçu plus de fonds que la Slovénie par exemple, pays membre à part entière de l’UE.

Au-delà des fonds, la Turquie a bénéficié des délocalisations des industries textiles et automobiles françaises notamment Renault, et accueille une part importante du tourisme européen.

On ne peut donc que s’étonner de ces récentes évolutions d’expansionnisme géopolitique dont nous souhaiterions comprendre le sens et la portée, mais également savoir si elles sont uniquement portées par l’AKP, parti du Président Erdogan, ou si elles sont partagées par d’autres partis politiques turcs.

Nous avons invité, Monsieur Del Valle, fin connaisseur de cette région du monde et des acteurs en présence, avec une profondeur de champ dans l’analyse car en, effet vous êtes

-géopolitologue de stature internationale, essayiste,

-professeur de relations internationales à l’IPAG-Paris et à Sup de Co La Rochelle,

-co-fondateur de l’Institut géopolitique Daedalos (Nicosie),

-chercheur au Center of Foreign and political Affairs (CPFA)

-et auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru fin mars 2018 « La stratégie de l’intimidation » (Ed l’Artilleur) dont vous trouverez quelques exemplaires à votre disposition.

Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation et de nous faire l’honneur de votre présence à Lyon dans un agenda très serré pour cette conférence de 45 mn sur « L’Union européenne et le monde grec face à l’expansionnisme géopolitique néo-ottoman » et pour répondre aux questions du public qui suivront.

Résumé de la conférence de Monsieur Del Valle :

La Turquie se plaint d’être maltraitée par les Européens dans la procédure d’adhésion en cours avec l’Union européenne. Les Européens se laissent ainsi intimider et culpabiliser. Mais l’ouverture d’une procédure d’adhésion n’équivaut pas à une reconnaissance de droit à une adhésion. C’est ainsi qu’en 2004, date d’ouverture des négociations avec la Turquie, Blair et Berlusconi déclaraient déjà « on ouvre des négociations avec la Turquie, mais cela ne signifie pas un droit à l’adhésion à l’Union européenne ».

En effet jusqu’en 1998, le chancelier Kohl du parti chrétien-démocrate CDU au pouvoir, ne voulait pas de la candidature turque et était prêt à faire usage de son droit de veto. La situation a changé avec le départ de Kohl et l’arrivée du parti socialiste SPD ; en 2004 ont commencé l’ouverture et l’examen des premiers chapitres de l’acquis communautaire (31 chapitres au total).

Mais les négociations ont tout de suite bloqué sur le chapitre de l’ouverture des ports et des aéroports. En effet, parmi les ports et aéroports européens, il fallait également compter les installations chypriotes devenues européennes en 2004, date de l’adhésion de l’île à l’Union européenne. Il faut souligner que c’est toute l’île, y compris le tiers nord occupé par la Turquie avec un pseudo-état seulement reconnu par 2 états au monde : la Turquie et l’Azerbaïdjan, qui est devenue membre de l’Union européenne. Avancer dans le chapitre de l’ouverture des ports et des aéroports signifierait pour la Turquie, d’une part, une reconnaissance implicite de Chypre ce à quoi elle se refuse, et d’autre part, une mise en évidence de l’occupation illégale du tiers de son territoire devenu territoire européen, occupation condamnée par les résolutions de l’ONU et les décisions du Conseil de l’Europe.

Il y a là un empêchement juridique à l’adhésion de la Turquie. Cependant, dans une attitude que l’on peut qualifier de néo-munichoise, L’Europe ne dit rien de cette occupation et garde le silence le plus total.

Aujourd’hui la Turquie menace la Grèce. Les violations de frontières aériennes et maritimes se multiplient et deviennent de plus en plus dangereuses. A chaque fois, la Grèce en avertit l’Union européenne et l’OTAN, mais pas de réaction ni de l’une ni de l’autre suite à ces violations de frontières d’un pays membre de l’Union européenne et de l’OTAN.

La Turquie dénonce unilatéralement le traité de Lausanne de 1923 qui a fixé les frontières de la République turque, en pratique avec la Grèce mais aussi avec l’Irak et la Syrie. Elle proclame son désir de reprendre les terres autrefois occupées par l’empire ottoman, notamment la Thrace orientale, les îles de la Mer Egée avec évidemment l’idée de s’en approprier les ressources énergétiques et ainsi elle n’a pas hésité à empêcher le navire de forage du groupe italien ENI de se rendre sur zone dans les eaux de Chypre. Elle se conduit déjà en maître de la Méditerranée orientale.

Remettre en cause les frontières du traité de Lausanne, revient à justifier également son action en Syrie où la Turquie mène une action d’établissement d’une enclave autour d’Idlib avec l’objectif d’empêcher l’installation et la création d’un état kurde à ses frontières sud, ce qu’elle redoute par-dessus tout, car elle craint la contagion des Kurdes de Turquie qui représentent environ 20 % de sa population.

Erdogan a réussi à réconcilier le nationalisme ethnique avec le néo-ottomanisme et le pan-turquisme (union des pays de langue turque notamment Azerbaïdjan mais aussi Ouzbekistan, Tadjikistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Turkménistan). Kemal Pacha et les Jeunes Turcs étaient dans un projet pan-turquiste mais pas néo-islamiste.

La Turquie met en œuvre une stratégie d’intimidation et cela marche et l’encourage à continuer. Aucune sanction contre la Turquie qui menace, occupe. L’OTAN a avalisé l’occupation de Chypre. Makarios, le président de l’île dans sa période d’indépendance du temps de la guerre froide était un non-aligné, ni avec le bloc russe, ni avec le bloc américain, et cela a sans doute été une erreur.

Une erreur répétée au moment de la crise financière de Chypre où l’île a été punie avec la dernière sévérité par l’Union européenne pour ses bons rapports avec la Russie. Chypre a demandé alors l’aide de la Russie, qui ne lui a pas été accordée étant donné l’inclusion de Chypre dans le clan occidental.

La fracture avec le monde grec est ancienne. Elle remonte à l’époque où l’empire romain d’occident a tourné le dos à l’empire romain d’orient et s’est germanisé. Rappelons le couronnement de Charlemagne empereur d’Occident en l’an 800 par le pape, puis le couronnement d’Otton 1er en 962 fondateur du Saint Empire romain germanique alors que l’empereur de Constantinople, la 2e Rome, était toujours en place. Rappelons également la 4e croisade qui dévasta Constantinople en 1204 et émietta l’empire romain d’Orient le mettant désormais à portée de l’appétit turc.

Pendant ce temps, Constantinople a gardé vivantes les traditions intellectuelles de l’antiquité. Ce sont les liens continus entre Constantinople et l’Italie qui ont permis la redécouverte des savoirs de l’Antiquité et l’avance turque a provoqué l’exode des savants byzantins en Italie dès le 14e siècle apportant avec eux la flamme de la Renaissance.

L’hostilité de l’empire romain d’Occident à l’encontre de l’empire romain d’Orient explique le mythe de la dette turco-musulmane et arabo-musulmane de l’Occident pour la transmission des savoirs de l’Antiquité notamment philosophiques et médicaux.

L’Occident a préféré se reconnaître débiteur de cette dette aux musulmans plutôt qu’au monde grec. C’est en quelque sorte le meurtre du père, du père gréco-latin de l’Europe.

Erdogan n’a pas de véritable volonté d’adhérer à l’Union européenne, d’en intégrer l’acquis communautaire en Turquie, et le risque de connaître un jour le sort qui a été réservé à la Grèce par exemple.

L’AKP, parti de M. Erdogan, est héritier d’une mouvance « les Frères musulmans ». Les Européens, masochistes et suicidaires, ont aidé à l’expansion de l’Islam en permettant le déploiement du mouvement Milli Gorüs, organisation religieuse islamique initiée par Erbakan, ancien premier ministre turc dont Erdogan est héritier, sur le territoire européen. Cette organisation est membre du Conseil français du culte musulman dont elle assure actuellement la présidence (Ahmet Ogras proche de l’AKP) et porte le projet de la plus grande mosquée d’Europe à Strasbourg en 2020, Strasbourg une des capitales emblématiques de l’Europe.

Erdogan a joué le pro-européen et l’Europe, quant à elle, l’a pris pour un musulman modéré.

La première exigence de l’Union européenne a été de démanteler le système autoritaire kémaliste chapeauté par l’armée. Ce système empêchait pourtant le passage de toute loi islamiste et garantissait la laïcité.

C’est dans ces conditions qu’Erdogan a pu sortir de prison et a pu prendre le pouvoir dès 2002, bien décidé à en découdre avec l’ennemi proche, le laïc, le kémaliste. Il donne le change en jouant le modéré en ouvrant notamment quelques églises.

Erdogan a reçu l’appui juridique et moral européen et américain dès les années 2000 où le libéralisme économique a succédé à l’étatisme kémaliste. L’armée a reçu l’ordre de ne pas renverser Erdogan.

C’est ainsi que Fethullah Gülen, prédicateur sunnite, d’abord utilisé par Erdogan pour écarter les militaires, a dû s’exiler aux Etats Unis dès 2007 une fois qu’Erdogan avait réussi à prendre le contrôle sur l’armée à l’occasion du scandale Ergenekon. Le coup d’état raté de 2016 a permis à Erdogan de porter l’estocade à tous ceux qui pouvaient s’opposer.

Il convient d’avoir avec la Turquie néo-islamiste et pan-turquiste la relation la moins mauvaise, mais ce n’est pas l’intérêt de l’Europe de l’intégrer.

Juridiquement, l’occupation de Chypre bloque l’adhésion, la rend impossible, et la Turquie se pose en victime.

Mais la Turquie fait partie de l’OCI, Organisation de la conférence islamique, dont l’objectif principal est de répandre la charia. L’Arabie Saoudite et la Turquie sont les deux grands dirigeants de cette organisation.

Les Européens sont suicidaires. Ainsi, il y a quelques années, la Commission européenne avait demandé l’élaboration d’un Agenda Europa destiné aux écoles. Toutes les fêtes religieuses y figuraient, islamiques, juives, y compris les plus rares comme les fêtes sikhs et les fêtes druidiques, à l’exception des fêtes chrétiennes. Et le plus curieux dans cette affaire c’est que cet agenda était l’œuvre d’une agence chrétienne.

Chaque année, la date anniversaire de la prise de Constantinople est l’occasion d’une grande fête à la gloire islamo-ottomane. La Turquie pratique la stratégie de l’intimidation et sa politique fait le test de l’intimidation avec les Européens.

Ainsi Jacques Attali écrivait « Il vaut mieux une Turquie avec nous qu’une guerre avec un milliard de musulmans et une guerre civile dans les banlieues »

Les Turcs parlent aujourd’hui de récupérer les îles grecques et déclarent que les Grecs ont intérêt à se taire. Mais ceci n’est pas seulement le fait d’Erdogan et de son parti l’AKP. En effet, tous les partis turcs se livrent à une surenchère verbale contre la Grèce : les islamo-conservateurs, les Kémalistes parti républicain du peuple CHP, le Bon Parti de Mme Aksener, et les ultra-nationalistes d’extrême droite MHP. Et pourtant aucune réaction de la part de l’Union européenne, aucune sanction.

Par son absence de toute réaction, l’Europe donne à la Turquie tous les signes et les conditions psychologiques l’autorisant à envahir la Grèce. Le parti communiste français est le seul à avoir fait des articles sur ce sujet dans son journal « L’Humanité ».

La Turquie, siège du califat pendant cinq siècles, califat aboli par Kemal Pacha, a accueilli avec Erdogan la structure internationale des Frères Musulmans à Istanbul et aussi le Hamas avec le projet de rétablir le califat.

Erdogan utilise les théories conspirationnistes pour conquérir la rue musulmane et nourrir sa popularité. Il en est de même pour les dirigeants iraniens. Dirigeants turcs et iraniens se disputent le leadership de l’Islam.

Les déclarations d’Erdogan dans les Balkans, notamment à Pristina au Kosovo, selon lesquelles « à Pristina c’est la Turquie » sont de véritables provocations.

Ses interventions en Syrie poursuivent l’objectif principal d’éliminer les Kurdes.

La Russie et Israël se sont entendus sur la Syrie : Israël ne permettra pas que les Iraniens s’étendent en Syrie et y établissent des bases. La Russie ne cautionne pas non plus une trop grande extension des Iraniens en Syrie, elle recherche une solution politique pour ce pays. Les bombardements israéliens des bases iraniennes en Syrie résultent d’un accord pragmatique entre les deux pays.

Les Européens ont une attitude de bisounours et devraient plutôt se recentrer sur la situation dans les banlieues au lieu de s’ingénier à exporter les valeurs occidentales.

Les Européens, inhibés par la stratégie de l’intimidation pratiqués par les islamistes, sont en train de céder à une pulsion suicidaire. Les flux migratoires sont polarisés par les aides sociales et s’orientent vers les pays où l’accueil est favorable soit par l’emploi comme en Allemagne, soit par l’assistanat comme en France. Il y a par exemple, un projet d’installation de panneaux solaires pour la fourniture d’électricité en Europe, ce qui aurait pu être l’occasion de plus d’indépendance vis-à-vis des pays fournisseurs d’énergie traditionnels. Seulement, le lieu d’implantation choisi est l’Algérie au lieu de l’Andalousie, renouvelant ainsi la dépendance.

L’Europe a manqué le rendez-vous avec la Russie lors de la première période du gouvernement de Vladimir Poutine en 2000. La Russie était très demanderesse d’un rapprochement avec l’Europe. Rejetée, la Russie s’est alors tournée vers la Chine.

La Turquie sait qui elle est et où elle va et mène une stratégie gagnante. Le problème n’est pas chez elle, il est chez nous, les Européens intimidés n’ont pas de stratégie et vont jusqu’à renier leur héritage gréco-latin et leur religion judéo-chrétienne.